Sauf que les mots de ma mère résonnent dans ma tête avec une insistance
qui finit par me paraître démesurée. "Passe plutôt la nuit ici, tu
retourneras demain matin à Lessines, c'est plus prudent"... Sauf qu'elle
a aussi laissé un petit mot, punaisé sur le mur, répétant la même
invitation. Sauf que, très bizarrement, il y a comme une voix qui
m'enjoint de rester à Bruxelles cette nuit.
Oh ! Une voix c'est peut-être beaucoup dire. Peut-être s'agit-il
tout simplement de ma conscience, la voix de la prudence, de mon
imagination. Sauf que "cette voix" semble presque prendre corps.
Hé quoi ? Je ne vais pas me laisser aller à penser à des histoires
d'anges gardiens tant qu'on y est ! Balivernes ! Foutaises !
Mais cette voix, qui n'a rien à voir avec
ce que l'on pourrait entendre au téléphone par exemple, est bien
distincte, tout à fait articulée et, pour moi, elle est parfaitement
audible. C'est indiscutable à un point tel que je me demande qui
et comment on a pu me faire pareille farce. Il faudrait faire
preuve de pas mal d'astuce ou de moyens qui, de toute façon,
n'existaient pas à l'époque.
Mais il ne s'agit pas d'une farce et la
voix insiste. Elle insiste tant et plus et devient vraiment
envahissante. Cela finit par résonner dans ma tête "comme dans une
cathédrale". Impossible à ignorer. Mais mon caractère
cartésien, très rationnel, m'interdit de croire à une manifestation
quelconque en provenance de l'au-delà. C'est une théorie qui me
paraît par trop invraisemblable.
Sauf que d'évident, le choix initial finit par devenir plus difficile
que prévu. Et sauf qu'il me faut finalement y mettre tout mon
caractère intrépide pour braver... pour braver quoi, en fait? Le
destin ? Je ne sais pas.
(...)
Sauf
que, entre 1h et 2 heures du matin, je me trouve couché le long de la
chaussée, dans l'impossibilité totale de me relever (j'ai essayé, j'y
suis même arrivé, j'ai enfourché ma mobylette qui n'avait pratiquement
pas une égratignure, puis cela a été le vertige et la syncope). Je
venais de me faire heurter par un camion. Le conducteur a klaxonné Dieu
seul sait pourquoi puisque je circulais sur la piste cyclable comme il
se doit. Puis il a pris la fuite. Les routiers sont sympas !
Il m'a fallu attendre longtemps pour que
deux automobilistes s'arrêtent enfin (bien d'autres seront passés avant
eux, auront fait le détour à côté de moi sans s'arrêter, il y aura eu
des appels de phares et même des coups de klaxon, mais personne ne
s'arrêtait) Le froid m'avait envahi progressivement. Un
froid qui n'avait rien à voir avec la température clémente du mois de
septembre de cette année. Pendant le temps que je gisais à terre,
j'ai eu tout le temps de comprendre que ce n'était plus qu'une question
de temps et que j'allais mourir là, à vingt-six ans.
Pas question de s'apitoyer, ni d'expériences surnaturelles aux portes de
l'au-delà pour cette circonstance. On se sent petit, très petit,
tout petit. Il n'y a plus de sorteur ni de dur à cuire qui tienne, rien
que l'implacable vérité, le couperet qui est en passe de tomber.
Et lorsque les automobilistes qui auront
finalement appelé les secours s'en iront, ou que les pompiers arriveront
enfin, ce sera un déluge de "merci" de ma part, avec des larmes et tout
le bataclan.
Le diagnostic est sévère: explosion de la
rate, hémorragie interne, perforation du poumon, omoplate cassée de même
que plusieurs côtes. Durant le mois d'hospitalisation que j'ai passé à
Tubize, rien ne me fut épargné : fièvres nocturnes épouvantables dues à
plusieurs infections diverses, obstruction intestinale, trois opérations
en une semaine, et finalement hépatite.
Là, c'était aussi Terminator, mais c'était la version dans laquelle le
robot est en bouillie et se traîne toujours, malgré tout encore
fonctionnel.
Il fallait être costaud pour reprendre le
boulot de sorteur pour les fêtes de fin d'année.
Mais là n'est pas la question.
Quelle est la conclusion ?
Est-elle qu'il faut toujours écouter ce que dit sa maman...?
Ou que quelque chose m'avait bien mis en garde ?
Pour moi, la question ne se pose pas.
Je n'arriverai probablement jamais à relater exactement ce qui s'est
passé, je ne trouverai sans doute jamais les mots corrects pour décrire
ce que j'ai ressenti, cet appel à la prudence, ce conseil lancinant "n'y
va pas" ! Il n'y a que moi à avoir vécu cet événement aux
premières loges... et même sur la scène puisque j'en étais l'acteur
principal. Je suis absolument persuadé que quelqu'un ou quelque chose a
essayé ce soir là de m'avertir, de m'empêcher d'aller au devant d'un
certain destin.
Mais quoi ? Le destin ne serait-il donc pas inexorable ?
Pourrions-nous donc d'une manière ou d'une autre en changer le cours ?
Désormais, je savais ou j'aurais du savoir que cela devait être possible
à condition de pouvoir écouter certaines choses en provenance de
l'au-delà. À défaut de pouvoir le qualifier plus précisément.
Si la réalité de cet accident est
totalement indiscutable et peut très facilement se prouver, en revanche
la réalité de la perception dont j'ai fait l'objet est impossible à
vérifier. C'est sans doute l'un des points les plus frustrants. Ca
ne l'empêche pas de demeurer parfaitement authentique !
(1) Bien que ceux qui
m'ont connu dans mon jeune temps m'aient souvent considéré comme un
bagarreur, il n'en était rien. Il m'est arrivé souvent de me
bagarrer, mais jamais "pour le plaisir" et toujours dans l'optique de
"la défense de la veuve et de l'orphelin". Par exemple afin de
défendre un camarade de classe qui se faisait rosser, seul contre
plusieurs, ce que je trouvais profondément injuste, surtout qu'il n'était
pas costaud.
Il y avait aussi certaines causes familiales
relatives à un surnom que portait jadis ma mère et dont j'ai hérité sans
trop savoir comment d'ailleurs. Cela avait le don de me mettre en
boule car en fait c'était une grave insulte à ma mère !
Pour ce qui est de mon passé de commando, une anecdote s'impose car, en
fait, j'ai fait mon service militaire dans le service médical - un truc
réputé pour être "planqué". C'est justement à cause de cela et du
surnom de "pilule" qui me fut ironiquement attribué plus tard - et aussi
du fait que je ne trouvais pas de travail - que j'ai décidé de
"rempiler", mais dans du costaud. C'était l'art de passer d'un
extrême à l'autre !
Chose plutôt rare, j'avais été nommé caporal durant mon service.
Nommé, alors que d'habitude on est plutôt "commissionné".
C'est-à-dire, grosso modo, juste pour les derniers mois du service et
puis, après, basta ! Non, ici j'ai conservé ce grade dans la suite
de ma carrière militaire et qu'est-ce que ça a fait râler !
Pour revenir sur le thème de la bagarre, contrairement à ce que certains
s'imaginent les sorteurs ne sont généralement pas là pour la castagne :
en principe, ils sont là contre la castagne ! Ils sont là afin
d'assurer une soirée festive agréable, dépourvue de fauteurs de
troubles. C'était bien exactement mon optique et, à chaque fois
que c'était possible, je tentais de résoudre prioritairement les
problèmes naissants au moyen de la psychologie, voire de l'humour.
L'humour est une arme redoutable !
(2) Bon ! Il ne
faut rien exagérer ! Je n'étais tout de même pas Musclor !
Mais, tout de même, la pratique assidue et intensive des sports de
combat et du sport en général avaient bien dessiné mes pectoraux et
j'avais de beaux biceps ! Il n'empêche que c'est la technique et
la rapidité qui font la différence.
Et, naturellement, pour qui me voit aujourd'hui, il est parfaitement
possible de douter de ce passé sportif et de cette qualité de "sorteur",
pourtant absolument exacts. C'est que, comme tout le monde, on
vieillit : les cheveux grisonnent puis blanchissent, on perd en masse
musculaire, en condition physique, les lunettes apparaissent et puis
mille bobos de l'âge mûr. On ne peut pas être et avoir été !
Malgré tout cela, même si je ne vaux évidemment plus ma ceinture noire
4è dan (loin s'en faut et avec deux prothèses de hanche j'aurais
quelques problèmes avec les mawashi geri, par exemple !), je sais encore
y faire en cas d'agression et il vaut mieux se méfier ! Il ne faut
avoir peur de personne, mais se méfier de tout le monde !