Il
convient, afin d'illustrer mes propos, de commencer directement par
la narration d'une expérience personnelle.
Celle-ci, en dépit des apparences, est
rigoureusement authentique et ne souffre aucun compromis quant à la
consommation de boissons alcoolisées, de drogues ou autres
substances susceptibles de modifier l'état d'esprit (sans jeu de
mots). Aucune place pour le rêve ou le cauchemar ni à la moindre
supercherie.
Or donc, ce jour là, je me trouvais chez mon père
où j'avais l'habitude de venir en week-end. Les choses se passent à
la Glacenée (bien que cela n'y ressemble pas, il s'agit d'un nom de
rue et, pour tout vous dire, il s'agit de celle où habitait notre
ancien champion du monde belge en cyclisme : Claudy Criquielion
(Barcelone 1984). Nous sommes donc à Deux-Acren, petite localité du
Hainaut occidental située juste à la limite linguistique avec la
Flandre.
Au moment des faits, qui remontent à il y a plus d'une bonne
vingtaine d'années environ, mon père était parti en représentation
et je gardais donc la maison en compagnie de Boule, le chien.
La maison se prêtait bien, il faut le dire, aux manifestations
spectrales de toute nature car il s'agissait en fait d'une maison
qui tombait pratiquement en ruines. C'était une très ancienne
maison des carrières Gralex, située juste à côté du bois qui
constitue une frontière naturelle entre Deux-Acren et
Bois-de-Lessines. Par temps d'orage ou de forte tempête, l'ambiance
aurait été rêvée pour tout cinéaste désireux de mettre quelque
monstre en scène !
Pour la petite histoire, il faut signaler que cette maison, qui
n'existe plus actuellement car les carrières ont finalement décidé
de la raser, abritait jadis le grand-père de Daniel Cleven,
cofondateur du GESO (CERPI actuel) et peut-être y a t-il
effectivement un certain rapport avec l'histoire qui va suivre.
Alors que j'avais quitté la cuisine, qui servait
aussi de salle de séjour, pour me rendre dans ma chambre afin d'y
prendre quelque vêtement, je ressentis une impression très bizarre
et particulièrement désagréable. Sans aucune raison, j'eus soudain
le coeur au bord des lèvres comme si un vomissement était imminent.
J'avais vaguement le sentiment que "quelque chose n'allait pas dans
la maison". J'aurais été bien incapable, à cette époque, de définir
ce dont il s'agissait et cette impression est particulièrement
difficile à expliquer. Pour tenter malgré tout de relater les
choses, je dirais qu'il y avait une espèce de contradiction, de
paradoxe et de gigantesque insulte grossière qui avait pénétré les
lieux. Un peu comme si un porc crasseux et puant venait de faire
irruption lors du banquet d'un mariage, sauf qu'on aurait rien vu :
on aurait fait que percevoir la sensation.
Troublé, je revins dans la cuisine et stoppai net mon élan en voyant
qu'un homme était assis à la chaise se trouvant près de la porte de
derrière, celle donnant sur la cour. Il me tournait le dos et était
vêtu d'une espèce de cape noire soyeuse, mais je ne m'attardai pas
sur les détails de sa tenue vestimentaire, déjà bizarre, pour me
poser quantité de questions en l'espace de deux secondes :
D'où pouvait bien venir ce type et comment était-il entré ? Je le
savais pertinemment bien, une incursion par le verger de derrière,
qui donnait plus loin sur la route était hautement improbable car
non seulement il était clôturé mais de plus le terrain était
proprement impraticable, jalonné de très hautes herbes en folie, une
véritable brousse. La plupart des gens venaient ici en voiture et
on n'avait entendu aucun bruit de moteur, à vélo alors ? Mais pour
venir par la cour, il fallait ouvrir un grand portail métallique qui
grinçait abominablement sur ses gonds en faisant un bruit
épouvantable et franchement insupportable, or on n'avait rien
entendu. Ni moi ni Boule qui n'avait d'ailleurs aucunement aboyé ce
qui était une aberration en soi, connaissant le spécimen. (Boule
aboyait consciencieusement et furieusement sur tout le monde, qu'il
entre dans la maison ou qu'il ne fasse que passer à proximité, il
fallait d'ailleurs systématiquement attendre plusieurs minutes avant
qu'il ne se taise enfin). Machinalement, je regardai vers le panier
du chien : pas de chien !
Tout cela se passa donc en deux secondes tout au plus et le type se
tourna dans ma direction.
En
voyant son visage, je ressentis quasiment la même impression que
lorsque j'étais dans ma chambre et je compris immédiatement et
viscéralement que cela provenait de lui. Son apparence physique, sa
physionomie n'avaient pourtant rien de vraiment particulier si ce
n'est une foule de détails que le conscient n'enregistre
probablement pas si vite. Je me souviens qu'il avait des cheveux
très noirs, luisants, comme plaqués de brillantine, le visage était
plutôt allongé et de forme plus ou moins triangulaire mais en
l'observant rapidement (tout ceci se passe toujours à la vitesse de
l'éclair), je vis que celui-ci était comme animé d'un flou (il est
ici encore très difficile d'expliquer cette perception avec des
mots) et que le visage en question n'était en fait pas vraiment
un visage mais comme un ensemble ou une succession
très rapide de visages. Bref, qui aurait voulu en faire un
portrait robot aurait été bien embarrassé !
On dit parfois que les yeux sont le reflet de l'âme. Cette
expression me paraît ici tout à fait justifiée. C'était
probablement la seule partie de cet individu qui soit "fixe",
(il s'agit encore d'une expression imagée). Dire que ce regard
était pénétrant serait un euphémisme, il m'avait plutôt happé
irrésistiblement au passage, capturé, comme le vide s'empare des
personnes sujettes au vertige. Mais l'attraction ressentie était
plus proche du magnétisme que de la perte de l'équilibre et c'est là
qu'intervient un autre paradoxe : il dégageait une indicible
hostilité, une haine incommensurable serait plus exact qui, plutôt
qu'attirer, aurait du provoquer une aversion totale. Si un regard
pouvait être "contagieux" dans ses connotations, celui-ci aurait été
extrêmement virulent et j'en ressentis l'atteinte comme une
éclaboussure. Ce type ne faisait pas que violer un domicile privé,
il constituait manifestement une menace tacite, un danger mortel.
Sans que l'homme n'ait fait le moindre geste mis à part sa volte
face ni prononcé le moindre mot, je fus "transporté" comme les
victimes du show d'un grand prédicateur peuvent l'être lorsqu'elles
subissent sa force de persuasion. Je crois pouvoir interpréter
cela, avec le recul, comme une forme de "possession" ou
d'incorporation sauvage. Animé d'une sorte de folie furieuse, je
bondis vers l'intrus et l'empoignai dans le but de le jeter dehors.
Je devais être rouge pivoine, au bord de l'hystérie. Mais c'est là
que le "cauchemar" (qui n'en était pas un) se précisa.
Alors que j'avais bandé tous mes muscles, comme pour réaliser un
exploit athlétique, comme pour jeter un client costaud à la porte (j'étais très fort en ce temps-là !),
la préhension de ses vêtements me causa instantanément une
répugnance profonde. C'était bien pis que de plonger ses mains dans
la bouse. Sous l'effort, le tissu se tendit, mais l'homme ne bougea
pas d'un pouce. C'était comme se saisir d'un immense bloc de granit
pour tenter de le soulever : peine perdue, ridicule. Là où il aurait
dû décoller de sa chaise, il ne bougea pas d'un pouce.
Au lieu de le lever de sa chaise, c'est moi qui ployai.
Je le lâchai aussi vite, comprenant instantanément que cet homme
n'était "pas de ce monde".
Il se leva alors et je fis ce que quiconque aurait fait à ma place :
je reculai de deux ou trois pas...(En temps normal, ce n'est pas ce que j'aurais fait, mais les circonstances étaient tout sauf normales !)
Je venais de comprendre que je n'étais aucunement
maître de la situation, que je me trouvais face à une force qui
dépassait l'entendement. Il fallait pourtant impérativement que je
reprenne pied mais j'en étais momentanément incapable. Aux
battements qui résonnaient dans mes tempes, je compris que mon coeur
devait battre à une vitesse vertigineuse, je me trouvais confronté à
cette situation écoeurante dans laquelle on appréhende la
mort imminente. Un sentiment se fit alors instinctivement en moi (à
moins qu'il ne s'agisse d'une projection mentale) : ce qui était
devant moi n'était pas la mort, mais y était apparentée.
(les termes sont approximatifs, impossible de faire mieux).
Ce qui se passa ensuite acheva provisoirement toute tentative de
résistance.
Comme j'étais placé, j'avais une vue en diagonale
sur la chose qui se trouvait chez mon père et une vue directe sur la
fenêtre. Comme je le regardais toujours, incapable de détourner mon
regard, certain d'avoir affaire à une entité particulièrement
négative, une partie de ma conscience voulut savoir de qui il
s'agissait. Le fameux qui ? comment ? pourquoi ?
La réponse me parvint instantanément, sans que le moindre son ne fut
prononcé, c'était une évidence !
En l'occurrence, pas de Satan, de Belzébuth, de Lucifer ni aucun
nom, pas de périphrases du style "Le Prince des Ténèbres" non plus,
tout cela était juste bon pour la littérature, seulement une
certitude. Une certitude lorsqu'il tendit le bras vers la fenêtre
et que celle-ci se mua en un véritable kaléidoscope, un flot
d'images successives, extrêmement explicites.
C'était comme si j'étais devant la télévision, sauf que c'était la
fenêtre qui donnait vers la cour et que celle-ci n'était plus
visible, comme si elle n'avait jamais existé. A la place se
déroulaient des spectacles effrayants, effarants, des plaines
désolées où se morfondaient des foules agonisantes, des collines
rougeâtres où se lamentaient des armées défaites, nombre de soldats
atrocement blessés ou mutilés, baignant dans leur sang; un ciel de
jais et une tempête rageuse venait balayer tout cela et des scènes
de meurtres sauvages le remplaçait. Tout défilait à très grande
vitesse et pourtant je percevais ces images comme si elles étaient
restées présentes pendant des heures pour se graver dans ma
mémoire. Il y avait des successions de catastrophes naturelles, des
éruptions volcaniques (que je ne parvins jamais à vraiment
interpréter par la suite, Pompéi peut-être ?), raz de marées,
tremblements de terre, ouragans...
De
mon côté, je voulais à tout prix que ce phénomène cesse le plus tôt
possible, mais je me sentais impuissant à l'enrayer. Je cherchais
toujours un moyen d'en savoir plus (récolter rapidement des
renseignements cruciaux dont un pouvait m'apporter la solution,
réflexe de détective en situation désespérée) bien que ce que
j'avais déjà vu et vécu me suffisait largement.
L'intrus baissa le bras et le spectacle s'interrompit aussitôt, la
fenêtre me redonna la même image, naturelle celle-là, dont j'avais
l'habitude. Mais ce fut pour le pointer dans ma direction et je me
sentis sur le point de défaillir.
Il ne dit toujours rien mais m'envoya de nouvelles images en
projection, directement dans ma tête. Mieux que tout un discours,
tout ce qui se dit alors pouvait tenir en un seul mot : "reproches".
Ce qu'il me reprochait en l'occurrence tenait dans mes activités en
rapport avec le surnaturel. Somme toute, mes études, mes
recherches, le fait d'impliquer d'autres personnes dans ce qu'il
considérait apparemment comme une atteinte à sa liberté (ou de
l'espionnage ?), le fait de réaliser sporadiquement des "ponts" entre
le monde concret et celui de l'au-delà, mon pouvoir peut-être aussi
(et celui de mon père ?) le dérangeait. Il voulait que cela cesse.
Comme je croyais seulement disposer d'un très
bref instant de répit, je réunis ce qui me restait de forces pour
tenter de protester.
Je n'en eus pas le temps.
L'intrus disparut, mais il ne se contenta pas de se volatiliser ou
de s'évanouir en fumée comme on le voit parfois au cinéma. Cela
n'avait rien à voir. Il relève pratiquement de l'impossible
d'expliquer ce qui se passa alors, tant les mots sont insuffisants
pour le décrire. Cela ne dura qu'un instant extrêmement bref, une
seconde tout au plus, mais au cours de celle-ci les événements
furent innombrables. Il y eut comme un souffle, une implosion au
cours de laquelle on aurait dit que l'individu en noir n'était
qu'une grande bulle qui explosait subitement et que tout l'air qui
l'entourait reprenait immédiatement sa place pour la combler. Même
la lumière du jour fut comme aspirée dans un tourbillon qui céda à
la noirceur (obscurité ou ombre, pénombre ne conviennent pas ici,
pas plus que l'adjectif "noir", s'il pouvait exister du noir très
foncé cela ne serait pas encore assez, la couleur elle-même avait
une épaisseur, une dimension et elle était à couper au couteau).
Dans cette aluminosité totale, je me sentis entouré d'une myriade de
présences, comme on peut l'être lors d'une ballade nocturne en forêt
(au cinéma, dans certains dessins animés, on aurait représenté cela
comme un gros plan noir parsemé de paires d'yeux, mais tout ces yeux
irradiaient l'hostilité à l'état pur, comme si chaque corps auquel
ils appartenaient était sur le point de se précipiter sur moi).
Il y eut alors un seul mot qui résonna dans ma tête avec une force
insoutenable, prononcé avec un voix grave et rocailleuse et dont
chaque syllabe retentit comme une agression sonore (un claquement
sec, un coup de fouet, une vibration percutante):
"ABANDONNE".
C'était un ordre sec, indiscutable, tranchant, avec une lourde
intonation de menace terrible. Il ne laissait place à aucune
contestation. Je n'ai jamais entendu d'ordre aussi clair et net,
même dans les meilleurs films de guerre mettant en scène les plus
coriaces des Marines américains.
L'instant d'après, tout était terminé. La maison
était comme avant sauf que l'air, cet élément si courant et
omniprésent, semblait avoir repris possession des lieux avec
beaucoup de timidité, il était tremblant me semblait-il. Mais il
faut dire que c'était très probablement moi qui tremblais le plus.
Reprenant progressivement mes esprits, je tournai la tête de côté et
vis alors une petite boule de poils bruns et noirs qui s'avançait
vers moi lentement. La bête avançait toute aplatie, très basse sur
ses pattes, le museau au ras du sol, l'air coupable et contrit.
Comme je tendais la main vers elle, elle se mit alors à émettre ces
petits cris plaintifs que seuls les chiens peuvent émettre. C'était
Boule.
Mais où était-elle passée pendant ce temps là, cela restera un
mystère !
SUITE DU DOSSIER
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